pensées pour moi-même

Sowon soupire. Depuis une petite dizaine de jours, elle ne va plus s’entraîner. Plus aucun cours, plus de leçons d’anglais, plus de listes de vocabulaire sans fin à apprendre. Elle a quitté les salles de danse de son agence voilà plus d’une semaine – même un peu plus. Depuis une petite dizaine de jours, la jeune femme n’est plus trainee. Enfin, elle n’est plus trainee à la AB entertainment, comme convenu avec l’administration. Son contrat est terminé. Cinq ans, et c’est tout. Cinq années passées à arpenter les couloirs de l’agence, à s’entraîner encore et encore, à toujours espérer débuter un jour, le lendemain, trois semaines plus tard, dans quelques années. Sans aucun résultat. Et si tout cela avait été en vain ? Si ce n’avait été qu’un gouffre financier ? Bien entendu, c’était couru d’avance, c’était une arnaque cette agence-là, bien entendu qu’ils allaient couler, en empochant un maximum d’argent avant bien entendu. C’est ce que lui avaient dit ses parents, peu avant sa discussion avec l’agence. Sowon ne peut qu’être d’accord, même si elle n’y croit qu’à moitié. Ou plutôt, elle refuse d’y croire. Ça ne peut pas se finir comme ça.
Allongée dans son lit, la brune fixe le plafond. Elle distingue des formes, des lumières passagères qui dessinent des motifs sur une toile blanche. Elle a oublié de fermer ses volets. Tant pis. Son frère, un de ses frères (et secrètement elle est bien contente de ne pas être enfant unique), a bien voulu l’héberger pendant quelque temps – un mois, ou peut-être deux, ou bien même plusieurs mois. Le temps de trouver autre chose. Une autre agence. Depuis une semaine, Sowon s’est retrouvée dans la même situation qu’il y a cinq ans. Mais ce n’est plus une adolescente des étoiles plein les yeux qui passe des auditions. C’est une jeune femme un peu désabusée, qui ne veut pas lâcher son rêve parce qu’elle a construit toute sa vie autour de ce but : devenir chanteuse. Monter sur scène. Elle enchaîne les auditions, dans toutes les agences qui lui ouvrent leurs portes. La brune n’a jamais écrit autant de mails, envoyé autant de vidéos d’elle – elle en train de danser, elle qui chante, elle qui pose devant la caméra, montrant son visage sous tous les angles. Elle soupire de nouveau. Lentement, elle bascule sur le côté, étend son bras et attrape une carte jetée sur sa table de nuit. Elle l’inspecte un temps, relit plusieurs fois ce qui est inscrit dessus. Cosmic ent.. Un espoir qui renaît. Elle ne devrait pas tarder à avoir une réponse de cette agence.
La jeune femme se souvient bien de la scène. Quelques jours après avoir quitté son dortoir – fait qui s’était déroulé sous les regards moqueurs de ses colocataires -, en sortant d’une audition, un homme l’avait abordée. Sur la défense au départ, elle s’était rapidement calmée. Il lui avait tendu une carte, adressé quelques paroles, du style : We want you !. Sauf que ce n’était pas l’armée qui la recrutait, mais bien une agence de divertissement. Enfin, une agence qui voulait former un groupe d’idols. Et elle pouvait postuler. Alors bien entendu, elle y était allée, elle avait passé une audition devant un jury qui ne laissait rien paraître si ce n’est une certaine fatigue liée au fait qu’ils étaient sans doute là depuis plusieurs longues heures. Et à présent, elle attend un retour. N’importe quel retour. Ils lui ont promis une réponse, même négative. Sowon ne restera pas dans le flou, dans l’attente d’une réponse qui ne viendrait jamais.
Elle se repasse ses auditions dans sa tête, comme un disque rayé qui passe en boucle la même scène. Ou plutôt, comme un disque qui repasse la même scène parce qu’on lui demande de le faire. La brune analyse chacune de ses prestations, critique le moindre de ses mouvements, la moindre chose qui lui a semblé être une erreur. Et plus rien ne va. Tout est à refaire. Ce n’était pas suffisant. Elle n’est pas assez douée, pas assez jolie, elle ne correspond pas aux attentes. Peut-être qu’elle est devenue trop vieille, entre temps ? Après tout, la mode est aux groupes de plus en plus jeunes. Elle a raté le coche. Sa seule opportunité s’est envolée. Parce que ses parents ne voulaient plus l’aider à payer l’agence, parce qu’elle n’était pas assez talentueuse pour être envoyée sous les feux des projecteurs, parce que l’agence ne comptait pas faire débuter qui que ce soit – et n’avait peut-être jamais prévu de faire débuter qui que ce soit. Peut-être ses parents avaient-ils eu raison en lui disant de partir. Peut-être que ses anciennes camarades, anciennes colocataires, qu’elle détestait tant, s’en rendraient compte aussi. Ou peut-être qu’elles se feraient avoir jusqu’au bout – jusqu’à ce que le CEO disparaisse mystérieusement avec la caisse, ou jusqu’à ce qu’elles n’aient plus un sou.

Perdue dans ses pensées, Sowon a fini par s’endormir. Son premier réflexe au réveil est de consulter son téléphone, ses messages, ses mails. Un nœud se forme dans son ventre, un nœud qui lui tord les entrailles et la ronge de l’intérieur. Est-ce que c’est bon ? Est-ce qu’elle a trouvé une autre solution ? Est-ce que son rêve redevient possible ? Ou bien est-ce que c’est fini, est-ce que tout est à jeter à la poubelle ? Ses yeux passent et repassent sur ses messages, sans trouver de quelconque réponse. Rien. Elle soupire – elle ne sait plus faire que ça, depuis dix jours – et laisse tomber son téléphone plus loin sur le matelas. La jeune femme serre la mâchoire et lève les yeux au plafond pour empêcher des larmes de s’échapper de ses yeux. Pas question de pleurer pour ça. Les agences ne savent pas ce qu’elles ratent. Et puis, tant pis, elle trouvera bien un autre moyen de monter sur scène, de toucher du doigt son rêve. Elle n’a pas tout donné pour rien. Son avenir est déjà tout tracé : elle montera sur scène, il n’y a pas d’autre possibilité.
Un bruit la tire hors de sa spirale. Elle se redresse, se jette presque sur son téléphone qui glisse entre ses mains. Les yeux collés à l’écran, elle fixe la notification sans trop savoir quoi faire. C’est la réponse tant attendue. Doit-elle vraiment ouvrir ce mail ? Et si la réponse est négative ? Que faire ? Pourtant, il n’y a plus que ça à faire. Ce refus ne serait pas le premier. Sowon compte jusqu’à trois. Elle clique sur la notification. Son cœur tambourine dans sa poitrine – c’est stupide, elle s’est répété un million de fois que c’était absurde, que ça ne servait à rien de stresser pour ça. Mais elle ne peut pas s’en empêcher. Puis elle se relâche, un sourire étire lentement ses lèvres. Oui. Elle est prise. Elle ne va pas pourrir dans la chambre d’ami de l’appartement de son frère.

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